16 – Anarchivismes latino-américains : renverser l’ordre de la vie

L’explosion théorique du concept d’archive passe par une puissante politisation de ses formes constitutives et de ses modes de fonctionnement, sans parler de la tension intérieure entre l’ordre qu’implique l’archive et la politique anarchique qui la déstabilise. Ce dernier aspect est crucial pour cette problématique. Afin de focaliser le mouvement critique autour de la politique des archives, les contributions de Foucault sont décisives. Défini comme « le nouvel archiviste » par Deleuze, la dislocation archéologique de Foucault brise les formations historiques des savoirs, permettant de questionner l’ordre politique à l’œuvre au sein des archives, ainsi que le schéma des forces et des rapports de pouvoir qui les traversent.

C’est ainsi que la notion d’archive atteint aujourd’hui une dimension centrale en philosophie, se proposant comme champ de problématisation pour la pensée contemporaine, dans la mesure où l’ordre qu’elle configure dans les traces enregistrées de la production sociale est, à la suite de Foucault, indissociable de celui qui existe entre les vies. Sur le sujet spécifique de l’ordre politique entre corpus et corps, Derrida inaugure une réflexion qui part de l’étymologie grecque des archives : arkhè renvoie, en effet, au double principe d’origine et de droit, à savoir entre arkhè et nomos – d’où le pouvoir archontique trouve sa force (Derrida 1995). Cette dernière est l’autorité de la loi qui s’impose sur les documents organisés par le pouvoir de consignation des archontes, gardiens des archives et responsables de leur interprétation.

En même temps, l’espace théorique ouvert par Foucault et Derrida se compose dans une cartographie de machinations deleuziennes et de singularités vitales qui subjuguent et disloquent l’archive : « un devenir des forces qui ne se confond pas avec l’histoire des formes » (Deleuze 1986 : 92). Chez Deleuze, le diagramme des forces se présente comme un espace de mutations, d’affrontements et de révoltes (le virtuel) venu de l’extérieur, actualisant l’archive, ses régimes audiovisuels et ses rapports de pouvoir, mais aussi, en même temps, favorisant des lignes de résistance à l’ordre imposé entre ce qui peut être dit et ce qui est vu – entre ce qui peut être dit et ce qui est visible. Chez Deleuze, le dehors est toujours une ouverture vers l’avenir, et il n’y a donc ni début ni fin qui puissent être imposés de manière totalitaire par l’arkhè : « rien ne finit, puisque rien n’a commencé, mais tout se métamorphose. » (Deleuze 1986 : 95)

L’intérêt de ce numéro de La Deleuziana se concentre donc sur l’investigation des potentialités anarchiques qui déstabilisent et subvertissent les archives. En ce sens, le débat critique croissant venant d’Amérique latine et centré sur les fonctions restrictives des archives, mais aussi sur leur potentiel anarchivistique – bien sûr, en tension avec le archival turn anglo-saxon avec sa situation géopolitique centralisée – est crucial. Nous nous intéressons également à analyser comment cette prétendue centralité de la critique anglo-saxonne a été remise en question par le Nord lui-même, grâce au déploiement anarchique et politique de pratiques artistiques et de réflexions théoriques qui s’approprient les technologies et les contextes économiques contemporains pour construire de nouveaux processus de recherche-création. Pour ces raisons, nous sommes sensibles à la prolifération des formes de collaboration et de participation entre différents artistes et chercheurs qui peuvent générer des altérations anarchivistiques pour lesquelles l’œuvre ne représente ni une origine ni une fin, mais plutôt une forme toujours en processus, ouverte à la réélaboration, à l’intervention de nouvelles forces.

Dans cette ligne d’expérimentation se trouvent des projets comme celui développé par le réseau international d’artistes et de chercheurs du SenseLab, basé à Montréal, ou celui de The Sphere, dont les œuvres et propositions artistiques explorent les pouvoirs intensifs de l’anarchive, sa condition herméneutique et heuristique pour remettre en question les formes traditionnelles de production culturelle et générer d’autres possibilités d’expérimentation et de mise en relation des pratiques artistiques et sociales. L’anarchive, dans sa condition d’ouverture et d’incomplétude, met en mouvement une pratique relationnelle et procédurale où l’œuvre artistique s’affranchit des catégories traditionnelles de propriété et de transcendance, pour être altérée dans le futur, confronté à son extérieur, pour devenir un bien commun.

De cette manière, nous trouvons des points d’affinités et de convergences entre les projets anarchivistiques mentionnés et les processus développés avec l’anarchive en Amérique latine : nous nous référons, par exemple, au travail du Red Conceptualismos del Sur et à ses réflexions et pratiques orientées vers la repolitisation de l’archive, de ses variantes anarchivistiques, anomiques et inappropriables, pour penser les formes du commun dans le contexte de violence et de précarité qui caractérise les crises contemporaines. Nous sommes conscients de sa force politique, capable de générer à partir d’autres modes d’existence des formes d’organisation mutuelle et de coopération qui renforcent les forces anarchiques du vivant face à la domination du capitalisme financier et de ses dispositifs étatiques et institutionnels d’oppression et d’exploitation.

L’inscription du problème dans le cadre latino-américain appelle un examen approfondi de l’état de la question des archives dans des directions qui partent d’une matrice notoirement hétérogène, aussi hétérogène que le sont les différentes formes d’intervention critique traversées : des revendications postcoloniales à celles des collectifs sociaux, des mouvements féministes, de la dissidence sexuelle, des disputes sociales autour de la mémoire aux courants esthétiques et aux pratiques artistiques qui produisent des altérations et des mutations dans le corps social.

Dans ce numéro, nous nous intéressons également aux relations entre la pensée deleuzienne et la réflexion philosophique latino-américaine sur les archives, dans la mesure où nous pouvons comprendre cette dernière comme une machine sociale transversale et coextensive à l’ensemble du champ social qui, à son tour, délimite, classe et organise, dans le but d’établir l’ordre politique qui définit « l’actuel ». Cette dernière inflexion de la notion d’archive comme machine sociale en alliance avec la pensée deleuzienne a été proposée par le penseur chilien André Maximiliano Tello pour rendre compte de la constitution machinique de l’archive (de son interconnexion avec d’autres machines comme l’État ou les machines capitalistes) et les lignes de fuite qui échappent à sa fermeture, c’est-à-dire celles de ces forces anarchivistiques qui perturbent l’ordre social et signalent d’autres voies de résistance face aux pouvoirs obscurs des appareils gouvernementaux, des institutions et de leurs dispositifs de discipline et de contrôle.

Toujours dans la critique latino-américaine, mais dans une perspective différente, Daniel Link trace la possibilité d’un « Bien de archivo [Bien de l’archive] » (clin d’œil ludique à Derrida), où une dimension plus pharmacologique est mise en avant, de telle sorte qu’on se demande s’il n’est pas possible de réutiliser des archives pour s’attaquer à eux, contrer le pouvoir des archontes (et leurs catégories disciplinaires : canon, institution, etc.) et libérer la singularité des traces archivées. De même, Nelly Richard a également tracé une voie particulière en matière de critique culturelle, poussant à penser aux archives esthétiques de la révolte, dont les pratiques construisent à leur tour des formes du commun dans un tissu d’affects et de connaissances contre-hégémoniques. Dans les arts et la littérature latino-américains, on trouve diverses expériences subversives qui partent de la réappropriation des archives pour perturber les régimes de vérité. C’est pour ces raisons que de telles trajectoires ou voies d’investigation possibles croisent nos lignes d’intérêt et constituent les nœuds d’attention de cet appel à communications. Ici, l’archive, à la fois comme notion et comme pratique, apparaît comme un espace intensif dans lequel se façonnent les formes de savoir et leurs relations de pouvoir, mais aussi les modes de subjectivation qui résistent avec la désobéissance anarchique de leurs pratiques respectives.

En fin de compte, ce numéro vise à s’inscrire dans le sillage des expériences anarchivistes latino-américaines en reconnaissant leur dimension pluraliste, hétérogène et singulière, à la lumière de leurs implications théoriques, politiques, esthétiques et culturelles à une époque de transformations radicales des technologies de stockage, classification et instrumentalisation des traces de la production sociale à l’échelle globale.

Nous pensons ainsi le mouvement anarchiviste latino-américain comme un mouvement de perturbation, une perturbation du rêve absolutiste des gouvernements de mémoire, contre les régimes de vérité qui prétendent unifier les registres de la multiplicité latente de la vie sociale. Enfin, nous pensons le mouvement anarchiviste comme une forme de santé au milieu des menaces totalitaires du présent.

Principaux axes de travail (mais non exclusifs) :

Machiner l’archive : Existe-t-il une relation entre la philosophie contemporaine et la pensée latino-américaine sur les archives ? Qu’est-ce qui définit une pratique anarchivistique dans le contexte de la pensée latino-américaine ? Quelles sont les alliances possibles entre la pensée deleuzienne et les pratiques anarchivistiques en Amérique latine ? Est-il possible d’activer des zones de résistance anarchivistique contre le pouvoir archaïque des nouvelles technologies d’archivage et de contrôle social ?

Anarchives et formes du commun : Quelles sont les stratégies collectives d’intervention anarchiste dans la production culturelle contemporaine ? Quelles sont les formes des anarchives et leurs réinventions théoriques et créatives : archives inappropriables, archives anomiques, archives du futur ? Quel rapport les nouveaux médias entretiennent-ils avec les formes de désarchivage et d’anarchivage ? Comment penser une éthique anarchivistique pour se réapproprier le commun ? L’anarchiviste peut-il constituer et rendre possibles d’autres formes de communauté ?

Pratiques anarchivistes latino-américaines : Comment activer les modes de résistance anarchivistiques dans les pratiques politiques quotidiennes ? Quelle relation existe-t-il entre l’État, les archives et l’anarchivisme ? Est-il possible de penser de nouvelles relations entre savoirs, pouvoirs et modes de subjectivation ? Comment s’articulent les archives de la révolte, les mémoires des conflits et les luttes collectives pour la vie ? Quel est le lien entre les luttes féministes, la dissidence sexuelle, les processus de décolonisation et les pratiques anarchivistes ?

Notion d’archives et critique latino-américaine : Un nouveau rapport entre lecture, littérature et archives est-il possible ? Comment activer un Bien de l’archive qui oblitère sa fonction archaïque d’espace de domination des corpus et des corps ? Quelles sont les stratégies anarchivistes pour désorganiser la bibliothèque, le canon et la tradition ?

Archives, littérature et mémoire : Quelle est la relation et la différence entre l’incorporation de matériaux d’archives dans la littérature et les machinations littéraires contre les archives ? En quel sens la subversion acquiert-elle une position clé dans la relation entre archives et littérature ? Comment construire des archives fictives, des écrits dissidents et des mémoires contre-hégémoniques sur le plan littéraire ?

Bibliographie

Derrida, Jacques (1995). Mal d’archive: une impression freudienne. Paris: Galilée.

Deleuze, Gilles (1986). Foucault. Paris: Minuit.

Foucault, Michel (1966). Les mots et les choses. Paris : Gallimard.

Foucault, Michel (1969). L’archéologie du savoir. Paris : Gallimard.

Link, Daniel (2019). « Bien de archivo » in Actas de las III Jornadas de discusión/ II Congreso Internacional. Archivos personales en transición. De lo privado a lo público, de lo analógico a lo digital. Buenos Aires: CeDInCI, IIAC-UNTREF y UDELAR, p.24-42. En ligne: https://jornadasarchivos.cedinci.org/wp-content/uploads/2019/11/Actas-archivos-personales-en-transicion-2019.pdf.

Tello, Andrés Maximiliano (2018). Anarchivismo: Tecnologías políticas del archivo. Adrogué: La Cebra.

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Chronogramme

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